Désertion
Comme des doigts sur les touches d’un piano
D’une musique confuse
Petites lames de fond
A l’horizon d’une mer étale
J’efface les souvenirs
Maigres
De ta présence
Je les vois se fondre dans l’écume
Et je ne ressens que le reflux
De la haine
Elle a des allures de vieille coque
Qu’un pêcheur aurait oubliée
Sur un banc de sable loin
Très loin
Parce que la mer s’est vidée
Eventrée
Laissant les vagues dissiper
De sombres amours
D’inutiles baisers
Cette errance
Que j’aurais aimée
Véhémence
Et sonate aux mouvements océaniques
Avec ton visage de poupée
Je t’aimais bien
Avec ton visage de poupée
Dans la jungle de ma tête
Je t’aimais bien
Égarée tout le long
Des rives de ma peau
Je t’aimais bien
Mais m’aimais-tu
Le regard ailleurs
Ton corps dans ce désastre
Des océans qui n’en finissent pas
Femme de l’amour improbable
Femme dans cette vague fluide
Poupée aux interminables rictus
Larguant dans mon désir de toi
Tes déhanchements de pauvrette
Je t’aime j’aime les insoumises
Et les galets que tu imprimes
Sur l’oubli de ton visage
Et je n’ai pas peur
Des mots qui se répètent
Puisqu’ils te décrivent
Jusqu’à ce que mort s’ensuive
Subitement tu es là
En camping-car, un livre de Ivan Jablonka
« Soyez heureux ! » rugit le père au volant du camping-car cet été 1986. Il lui est insupportable que ses fils n’admirent pas ce désert marocain, ne profitent pas de ces aventureuses vacances qu’il leur offre, avec leur mère. Eux n’ont pas eu leur chance. Lui, surtout, dont les parents ont été assassinés à Auschwitz, qui a grandi dans les institutions réservées aux orphelins de la Shoah, dirigées par la Commission centrale de l’enfance, une organisation juive communiste. Cette injonction au bonheur qu’il n’a pas connu, et qui devient ici acte de résistance, revanche face à la tragédie de ses aïeux, le père de l’historien Ivan Jablonka la concrétisera avec famille et amis chaque été de la décennie 1980. De Corse en Turquie, du Portugal en Italie, de la Grèce au Maroc ou en Sicile. Une manière joyeuse et toujours culturelle de combler les disparitions, les absences et silences sur lesquels ne cessera d’écrire pourtant — et superbement — le fils. A jamais « enfant-Shoah », comme dit de lui Ivan Jablonka, 44 ans.
Le camping-car Volkswagen de ses jeunes années est à la mode, sorti des usines allemandes qu’a ressuscitées le plan Marshall, en osmose avec le goût populaire tout neuf des vacances et du plein air ; et en écho à l’éternel exil, du cosmopolitisme forcé des ancêtres. Le camping-car comme métaphore d’une culture, d’un peuple. D’une exigence d’ouverture, de curiosité aussi, et d’une époque en mouvement. Jablonka érige sur le combi Volkswagen une vraie mythologie à la Roland Barthes.
Entre la mère prof de lettres, éprise d’antiquité gréco-latine, et le père scientifique, les fils explorent des territoires où ne s’aventurent guère les touristes. Et où leur parentèle intello libertaire, pédago bobo, compte fortifier leur esprit pour ces concours prochains qu’ils sont condamnés à réussir.
De ces expéditions naturistes écolos prolos que méprisent les copains bourgeois du lycée, Ivan Jablonka tire aussi les secrets d’une « autohistoire » de sa façon. Comme on dit, pour les écrivains, autofiction. A travers ses souvenirs de vacances, il traque une époque, une génération. En camping-car n’est jamais narcissique. L’auteur y rend l’anecdotique personnel exemplaire et le détail familial magistral. Il invente un art généreux de faire histoire de soi, où il s’agit de « débusquer ce qui en nous n’est pas à nous. Comprendre en quoi notre unicité est le produit d’un collectif, l’histoire et le social. Se penser soi-même comme les autres. » Son délicieux récit de jeunesse — où se redécouvre la France des années Mitterrand — devient alors un saisissant exercice de moraliste.
| Ed. du Seuil, coll. La Librairie du XXIe siècle, 192 p.
Un article de Télérama, 2 janvier 2018, http://www.telerama.fr/livres/en-camping-car,n5424423.php