L’homme au bout du couloir

La barbe
Rousse picotée de blanc
Colonise un visage couperosé
Comme de mauvaises herbes
Parsemant un champ à l’abandon
Les yeux mi-clos
N’ont d’autre horizon
Que l’ombre de ce bout de couloir
L’homme s’est adossé
À la paroi rugueuse
Les bras le long du corps
Les doigts s’arcboutent
Cherchent peut-être une bouteille
Échouée sur le sol
Des cheveux sans doute rares
Se terrent
Sous une casquette flétrie
La vie a du mal
À prendre en charge
Cette vieille carcasse
Elle est patiente
S’accroche à chaque saccade
De ce corps qui n’en veut plus
Peut-être entend-il
Les rumeurs de la salle des pas perdus
Plus loin aux tréfonds de la gare
Les haut-parleurs qui crachotent
L’humanité en ordre de marche
Et des tremblements de rails
Des machines enterrées
Emportant leurs convois
De voyageurs mécanisés
Peut-être entend-il aussi
Les sons intérieurs
Ceux qu’émet son passé
Les sons vigilants
De ses vies
D’une femme qu’il a connue
Aimée
Partie plus tôt que lui
Reste la photo écornée
Dans une poche
De sa veste
Cette veste qu’il ne quitte jamais
Qui épouse ses épaules voûtées
Ses coudes fatigués
C’est un bout de couloir
Où personne ne s’aventure
Un bout de couloir pour lui tout seul
La nuit et souvent le jour
Quand il a rassemblé
Quelques vivres au gré des rues
Du pinard ou de la gnôle
Les copains parfois
Ont de quoi
Une fois un chien
Est venu le flairer
Il aurait voulu qu’il reste
Avec cette odeur animale
Qui fait du bien
Aurait voulu retenir
Le bonheur du monde
Et les forfaits tout compris
D’un long périple en costume chic
Il aurait aimé tout ça
Il en sourit dans sa barbe rousse
Picotée de blanc
Sans importance
Puisque son sourire il le garde

Je voudrais pas crever Boris VIAN
(anniversaire de sa mort)

Je voudrais pas crever
Avant d’avoir connu
Les chiens noirs du Mexique
Qui dorment sans rêver
Les singes à cul nu
Dévoreurs de tropiques
Les araignées d’argent
Au nid truffé de bulles
Je voudrais pas crever
Sans savoir si la lune
Sous son faux air de thune
A un côté pointu
Si le soleil est froid
Si les quatre saisons
Ne sont vraiment que quatre
Sans avoir essayé
De porter une robe
Sur les grands boulevards
Sans avoir regardé
Dans un regard d’égout
Sans avoir mis mon zobe
Dans des coinstots bizarres
Je voudrais pas finir
Sans connaître la lèpre
Ou les sept maladies
Qu’on attrape là-bas
Le bon ni le mauvais
Ne me feraient de peine
Si si si je savais
Que j’en aurai l’étrenne
Et il y a z aussi
Tout ce que je connais
Tout ce que j’apprécie
Que je sais qui me plaît
Le fond vert de la mer
Où valsent les brins d’algues
Sur le sable ondulé
L’herbe grillée de juin
La terre qui craquelle
L’odeur des conifères
Et les baisers de celle
Que ceci que cela
La belle que voilà
Mon Ourson, l’Ursula
Je voudrais pas crever
Avant d’avoir usé
Sa bouche avec ma bouche
Son corps avec mes mains
Le reste avec mes yeux
J’en dis pas plus faut bien
Rester révérencieux
Je voudrais pas mourir
Sans qu’on ait inventé
Les roses éternelles
La journée de deux heures
La mer à la montagne
La montagne à la mer
La fin de la douleur
Les journaux en couleur
Tous les enfants contents
Et tant de trucs encore
Qui dorment dans les crânes
Des géniaux ingénieurs
Des jardiniers joviaux
Des soucieux socialistes
Des urbains urbanistes
Et des pensifs penseurs
Tant de choses à voir
A voir et à z-entendre
Tant de temps à attendre
A chercher dans le noir
Et moi je vois la fin
Qui grouille et qui s’amène
Avec sa gueule moche
Et qui m’ouvre ses bras
De grenouille bancroche
Je voudrais pas crever
Non monsieur non madame
Avant d’avoir tâté
Le goût qui me tourmente
Le goût qu’est le plus fort
Je voudrais pas crever
Avant d’avoir goûté
La saveur de la mort…
Je voudrais pas crever,
Jean-Jacques Pauvert éditeur, 1962
Le bar à poèmes
Vous prendrez bien encore un vers ! Anthologie de poésie, personnelle (néanmoins ouverte à tous), établie par Bernard Plouzennec.
http://www.barapoemes.net/archives/2014/01/04/28847314.html


Inscrire mes pas

Inscrire mes pas
Dans ceux déjà tracés
Les miens jadis
La terre les enfouit
L’horizon les claquemure
Inscrire mes pas
Pour ne pas me perdre
Regards sur l’infini
Oreilles connectées
Sur les trémolos stellaires
J’aime débouler
Dans les sentiers qui se croisent
Dans le sexe de la nuit
Pourquoi la nuit
Elle s’évertue
À me caresser
De ses lunes moribondes
Pourquoi la nuit
Elle a du fitness
Gonflant ses vagues
De belles nuances sombres
Fumigène à toute heure
Fuyant l’aube
Inscrire mes pas dans les courbes
De sa boussole folle
Et sentir sa chaleur
À même l’humus du sol
La nuit guide mes pas
Camarade
J’entends les branches
Dingues un peu van gogh
Je leur demande de filtrer
Mes pas dans ceux déjà tracés
Les miens jadis
©GilRay, mars 2020
Joy Division, She’s Lost Control : https://open.spotify.com/track/49G0Rj1qpt75vdgiOo8QAE?si=zvQl7M4qQEOBYg-4mAIFAw
J’aurais voulu
J’aurais voulu que les murs de la ville me parlent

Que les grandes fresques me nettoient les yeux
Voulu que ces rues me racontent des histoires
M’arriment dans des regards de femmes intemporelles
Rencontrées par hasard
Des soirs de vin généreux
Palpitants comme des mains qui chavirent
Voulu que tu sois là parfois
Et la philosophie de ton corps
Avec ta vie à la dérive
Voulu voulu je n’osais pas parler
Penaud dans la disgrâce de ma vie
Mais si fervent de tes gestes
Il y avait un peu de brillance
Au moment où tu me noyais
Sous tes pupilles
Je suis les traces de ton existence perdue
Dans la mienne
J’aurais voulu que les murs de cette ville
Gardent un souvenir incrusté
Une bague de fiançailles
Qui ne vieillirait pas
Voulu voulu
https://youtu.be/PLFPSi2Fp4s : Anne Vanderlove, Les rendez-vous manqués.