Fable de notre temps
Les ailes noires ne survoleront plus nos têtes
Ne sèmeront plus la ciguë
Qui vitriolait nos vies nos rires
Ces ailes caciques énucléant
L’ordre de nos gestes
Cassant l’image de l’autre
Les ailes se replieront
Frileuses et diablesses déchues
De nos lèvres délivrées
Nous boirons les vins et les nectars
Nos accolades seront des embrassades
Nos baisers des tourterelles dans l’azur des rues
Et nos paroles pleines de sens enfin
Résonneront au fil des tympans
Et ce seront des syllabes langoureuses
Nous nous sentirons nus
Comme aux premiers temps
Ceux que frôlaient nos émois d’enfants
Tu chanteras des gigues acoustiques
Des odes des mélopées
Viendront de là-bas les amazones
Déléguées des dieux antiques
Orgie chaste du bonheur
Aux plis de nos âmes
Je me réconcilierai mon frère
Et dans nos yeux naîtront
Ce calme qui tremble et frémit
Cette houle du désir apaisé
Vivipares de l’absolu
Lymphes immortelles
Corps multicolores
Nous aurons lapidé les venins
Immolé les inhumains
Rendu grâce à nos Artémis
Et à ce chêne grand qui m’enlace
Maître de mes herbes folles
Les ailes noires ne survoleront plus nos têtes
©Une photo prise par une amie roumaine, Liliana, en 2018

La pudeur

Je vous le dis la pudeur
Je n’ai pas de pudeur
Je ne cache rien
Je me dévoile
Le strip-tease c’est mon job
Je vous donne rendez-vous
Sur la scène
La scène du monde
Putain ces foules
Ces gens ces humains
Qui ne vous disent rien
Oui je suis impudique
Je vous les montre
Humbles paumés largués
S’en souviennent des colons
Sont partis les colons
Ont laissé la merde et les envies
Et leurs imitateurs au pouvoir
Tu veux voir les petites culottes du désespoir
Le bonheur dans les favelas
Les ghettos des amours métisses
Le pire y sont partout
Les colons
Nous on navigue
Sur les flots de l’indécence
Pourquoi t’es pauvre
Et affamé
Camarade
Pourquoi ce monde
Le génocide des mecs et des filles
Que j’aime
On finira par vous expatrier
De nos âmes révoltées
On finira vainqueurs
Pas de pudeur
C’est mathématique

L’homme au bout du couloir

La barbe
Rousse picotée de blanc
Colonise un visage couperosé
Comme de mauvaises herbes
Parsemant un champ à l’abandon
Les yeux mi-clos
N’ont d’autre horizon
Que l’ombre de ce bout de couloir
L’homme s’est adossé
À la paroi rugueuse
Les bras le long du corps
Les doigts s’arcboutent
Cherchent peut-être une bouteille
Échouée sur le sol
Des cheveux sans doute rares
Se terrent
Sous une casquette flétrie
La vie a du mal
À prendre en charge
Cette vieille carcasse
Elle est patiente
S’accroche à chaque saccade
De ce corps qui n’en veut plus
Peut-être entend-il
Les rumeurs de la salle des pas perdus
Plus loin aux tréfonds de la gare
Les haut-parleurs qui crachotent
L’humanité en ordre de marche
Et des tremblements de rails
Des machines enterrées
Emportant leurs convois
De voyageurs mécanisés
Peut-être entend-il aussi
Les sons intérieurs
Ceux qu’émet son passé
Les sons vigilants
De ses vies
D’une femme qu’il a connue
Aimée
Partie plus tôt que lui
Reste la photo écornée
Dans une poche
De sa veste
Cette veste qu’il ne quitte jamais
Qui épouse ses épaules voûtées
Ses coudes fatigués
C’est un bout de couloir
Où personne ne s’aventure
Un bout de couloir pour lui tout seul
La nuit et souvent le jour
Quand il a rassemblé
Quelques vivres au gré des rues
Du pinard ou de la gnôle
Les copains parfois
Ont de quoi
Une fois un chien
Est venu le flairer
Il aurait voulu qu’il reste
Avec cette odeur animale
Qui fait du bien
Aurait voulu retenir
Le bonheur du monde
Et les forfaits tout compris
D’un long périple en costume chic
Il aurait aimé tout ça
Il en sourit dans sa barbe rousse
Picotée de blanc
Sans importance
Puisque son sourire il le garde

Je voudrais pas crever Boris VIAN
(anniversaire de sa mort)

Je voudrais pas crever
Avant d’avoir connu
Les chiens noirs du Mexique
Qui dorment sans rêver
Les singes à cul nu
Dévoreurs de tropiques
Les araignées d’argent
Au nid truffé de bulles
Je voudrais pas crever
Sans savoir si la lune
Sous son faux air de thune
A un côté pointu
Si le soleil est froid
Si les quatre saisons
Ne sont vraiment que quatre
Sans avoir essayé
De porter une robe
Sur les grands boulevards
Sans avoir regardé
Dans un regard d’égout
Sans avoir mis mon zobe
Dans des coinstots bizarres
Je voudrais pas finir
Sans connaître la lèpre
Ou les sept maladies
Qu’on attrape là-bas
Le bon ni le mauvais
Ne me feraient de peine
Si si si je savais
Que j’en aurai l’étrenne
Et il y a z aussi
Tout ce que je connais
Tout ce que j’apprécie
Que je sais qui me plaît
Le fond vert de la mer
Où valsent les brins d’algues
Sur le sable ondulé
L’herbe grillée de juin
La terre qui craquelle
L’odeur des conifères
Et les baisers de celle
Que ceci que cela
La belle que voilà
Mon Ourson, l’Ursula
Je voudrais pas crever
Avant d’avoir usé
Sa bouche avec ma bouche
Son corps avec mes mains
Le reste avec mes yeux
J’en dis pas plus faut bien
Rester révérencieux
Je voudrais pas mourir
Sans qu’on ait inventé
Les roses éternelles
La journée de deux heures
La mer à la montagne
La montagne à la mer
La fin de la douleur
Les journaux en couleur
Tous les enfants contents
Et tant de trucs encore
Qui dorment dans les crânes
Des géniaux ingénieurs
Des jardiniers joviaux
Des soucieux socialistes
Des urbains urbanistes
Et des pensifs penseurs
Tant de choses à voir
A voir et à z-entendre
Tant de temps à attendre
A chercher dans le noir
Et moi je vois la fin
Qui grouille et qui s’amène
Avec sa gueule moche
Et qui m’ouvre ses bras
De grenouille bancroche
Je voudrais pas crever
Non monsieur non madame
Avant d’avoir tâté
Le goût qui me tourmente
Le goût qu’est le plus fort
Je voudrais pas crever
Avant d’avoir goûté
La saveur de la mort…
Je voudrais pas crever,
Jean-Jacques Pauvert éditeur, 1962
Le bar à poèmes
Vous prendrez bien encore un vers ! Anthologie de poésie, personnelle (néanmoins ouverte à tous), établie par Bernard Plouzennec.
http://www.barapoemes.net/archives/2014/01/04/28847314.html


Inscrire mes pas

Inscrire mes pas
Dans ceux déjà tracés
Les miens jadis
La terre les enfouit
L’horizon les claquemure
Inscrire mes pas
Pour ne pas me perdre
Regards sur l’infini
Oreilles connectées
Sur les trémolos stellaires
J’aime débouler
Dans les sentiers qui se croisent
Dans le sexe de la nuit
Pourquoi la nuit
Elle s’évertue
À me caresser
De ses lunes moribondes
Pourquoi la nuit
Elle a du fitness
Gonflant ses vagues
De belles nuances sombres
Fumigène à toute heure
Fuyant l’aube
Inscrire mes pas dans les courbes
De sa boussole folle
Et sentir sa chaleur
À même l’humus du sol
La nuit guide mes pas
Camarade
J’entends les branches
Dingues un peu van gogh
Je leur demande de filtrer
Mes pas dans ceux déjà tracés
Les miens jadis
©GilRay, mars 2020
Joy Division, She’s Lost Control : https://open.spotify.com/track/49G0Rj1qpt75vdgiOo8QAE?si=zvQl7M4qQEOBYg-4mAIFAw
J’aurais voulu
J’aurais voulu que les murs de la ville me parlent

Que les grandes fresques me nettoient les yeux
Voulu que ces rues me racontent des histoires
M’arriment dans des regards de femmes intemporelles
Rencontrées par hasard
Des soirs de vin généreux
Palpitants comme des mains qui chavirent
Voulu que tu sois là parfois
Et la philosophie de ton corps
Avec ta vie à la dérive
Voulu voulu je n’osais pas parler
Penaud dans la disgrâce de ma vie
Mais si fervent de tes gestes
Il y avait un peu de brillance
Au moment où tu me noyais
Sous tes pupilles
Je suis les traces de ton existence perdue
Dans la mienne
J’aurais voulu que les murs de cette ville
Gardent un souvenir incrusté
Une bague de fiançailles
Qui ne vieillirait pas
Voulu voulu
https://youtu.be/PLFPSi2Fp4s : Anne Vanderlove, Les rendez-vous manqués.
Mascarade
Les masques s’agrippaient aux visages

Les uns hilarants les autres sombres
Certains laissant quelques gouttes de sang
Se figer sur des joues glabres
Ils apparaissaient sous des réverbères
Au coin des venelles
Délitaient la brume du soir
Burlesque et ouateuse
A peine se mouvaient-ils
Sur des corps invisibles
Masques d’êtres diaphanes
Masques d’humains de la terre
Ils nous peuplaient
Nous arrachaient d’infinies grimaces
Des rictus animaux
Les yeux perçaient au tréfond
D’orbites de carton
La ville enfin révélait son visage
Les séides de la nuit
Un théâtre d’ombres
Et de costumes pailletés
Collant à des peaux marbrées
Masques d’infortune
Masques de pestiférés
Loups d’une blancheur céleste
Et dominos affranchis de leurs maîtres
Toute une meute embrassant la cité
Nous n’étions que de simples marionnettes
Équilibristes chutant de leurs piédestaux
Aux prises avec d’indécis théâtreux
Faisant maigres figures
Et misérables mascarades
Nous fuyions les draperies exsangues
De nos demeures patriciennes
Laissions derrière nous
Les épouvantails figés
Dans de simiesques postures
Ils furent les maîtres absolus
Et nous les victimes consentantes
Ridicules polichinelles
Enclavés dans cette commedia
Que l’oubli a déjà désertée
Vaine multitude

… vaine multitude
Le masque de la mort rouge

La pandémie actuelle du Coronavirus, rebaptisé Covid-19, me fait penser que la littérature a toujours illustré ce type d’événement, et diffusé des scénarios de peste atteignant l’humanité entière, petit à petit. Ainsi, cette nouvelle d’un des pères fondateurs de la littérature fantastique (et policière) moderne, « Le masque de la mort rouge », d’Edgar Allan POE, fin du XIXe siècle, publiée dans le reccueil »Les nouvelles hiustoires extraordinaires ».
Le Masque de la Mort Rouge
Edgar Allan Poe, « Nouvelles histoires extraordinaires », traduction de Charles Baudelaire, 1884.
ʃ Le Masque de la mort rouge (The Masque of the Red Death) est une nouvelle d’Edgar Allan Poe publiée pour la première fois en 1842 dans le Graham’s Lady’s and Gentleman’s Magazine sous le titre The Mask of the Red Death, avec le sous-titre A Fantasy. Une version révisée est parue le juillet 1845 dans le Broadway Journal sous son titre définitif. Traduite en français par Charles Baudelaire, elle fait partie du recueil Nouvelles histoires extraordinaires. La nouvelle se situe dans la tradition du roman gothique et a souvent été analysée comme une allégorie sur l’inéluctabilité de la mort, bien que d’autres interprétations aient été faites.
Premières lignes…
« La Mort Rouge avait pendant longtemps dépeuplé la contrée. Jamais peste ne fut si fatale, si horrible. Son avatar, c’était le sang, – la rougeur et la hideur du sang. C’étaient des douleurs aiguës, un vertige soudain, et puis un suintement abondant par les pores, et la dissolution de l’être. Des taches pourpres sur le corps, et spécialement sur le visage de la victime, la mettaient au ban de l’humanité, et lui fermaient tout secours et toute sympathie. L’invasion, le progrès, le résultat de la maladie, tout cela était l’affaire d’une demi-heure. Mais le prince Prospero était heureux, et intrépide, et sagace. Quand ses domaines furent à moitié dépeuplés, il convoqua un millier d’amis vigoureux et allègres de cœur, choisis parmi les chevaliers et les dames de sa cour, et se fit avec eux une retraite profonde dans une de ses abbayes fortifiées. C’était un vaste et magnifique bâtiment, une création du prince, d’un goût excentrique et cependant grandiose. Un mur épais et haut lui faisait une ceinture. Ce mur avait des portes de fer. Les courtisans, une fois entrés, se servirent de fourneaux et de solides marteaux pour souder les verrous. Ils résolurent de se barricader contre les impulsions soudaines du désespoir extérieur et de fermer toute issue aux frénésies du dedans. L’abbaye fut largement approvisionnée. Grâce à ces précautions, les courtisans pouvaient jeter le défi à la contagion. Le monde extérieur s’arrangerait comme il pourrait. En attendant, c’était folie de s’affliger ou de penser. Le prince avait pourvu à tous les moyens de plaisir. Il y avait des bouffons, il y avait des improvisateurs, des danseurs, des musiciens, il y avait le beau sous toutes ses formes, il y avait le vin. En dedans, il y avait toutes ces belles choses et la sécurité. Au-dehors, la Mort Rouge. Ce fut vers la fin du cinquième ou sixième mois de sa retraite, et pendant que le fléau sévissait au-dehors avec le plus de rage, que le prince Prospero gratifia ses mille amis d’un bal masqué de la plus insolite magnificence. Tableau voluptueux que cette mascarade ! »

Bistrot populaire
Tout d’abord il y a cette petite salle un soir
Mon bistrot populaire
Enfumée sentant la bière
Assis sur des chaises en bois autour des tables
En bois luisant
Des gens qui essaient d’oublier la semaine et la fatigue
et aussi d’autres accoudés au zinc
Parlant parfois fort
Pour faire mieux
Que le jukebox
Diffusant ses petits vinyles 45 tours
Des slows ou du Johnny
Avec même un ou deux couples
Langoureux s’aimant
On le devine ils dansent un peu gauches
Même en oubliant l’autre qui regarde
Et puis il y a la patronne
Derrière son comptoir
À la peine à la pompe
Sourire incandescent
Et petite robe affriolante
Ils boivent ils dansent
Pas que des vieux des jeunes aussi
Cherchant l’âme sœur après la journée dure
Usine garage mine chômedu
Envie que la tête s’envole un peu
Se grise te fait penser
A ce que tu ne seras jamais
Ensuite il y a les lumières un peu jaunes
Une ampoule qui a lâché
Mais c’est pas important
La lumière elle est dedans
Allez le temps passe les couples se multiplient
On est dans une rue un peu falote
Le bistrot éclabousse le trottoir
La patronne augmente le son
Et fait des p’tites mimiques coquines
Ressert
Je suis là dans le fond
Face à ma bière toujours courageuse en mousse
Cette petite salle un soir
C’est comme le paradis tous les jours
J’en crève aujourd’hui
Parce que les baisers volés sur des bouches
Ont laissé des traces amères
Et la musique dans nos oreilles
Des envies de retour au pays
Celui qu’on aime et qu’on oublie
Petite salle du bistrot du coin
Un soir
Vous voulez un peu de cinoche
Ce sera du Gabin du Belmondo du Suzanne Flon
Et vogue la galère
A la fin il y a la petite salle un soir
Non une aube gueule de bois
Si vous me permettez


Tu ne connais pas la femme

Tu ne connais pas cette femme
Venue de l’ombre
Avec ses gestes mesurés
Ses yeux te fixant
Tu ne connais pas cette femme
Dont l’amour affleure
Tout le long de sa peau
Fine et brûlante
Tu ne connais pas la femme cette femme
Toute ta vie au large
Des terres de là-bas
Tu ne connais pas cette femme
Onde douce et marine
Ta solitude incarnée dans des pas
Oubliés des traces
Sur le sable jaunissant
Tu ne connaîtras jamais cette femme
Pourtant fidèle et libre
Comme un fluide du ciel
Comme une évidence qui s’efface
Une éternité dans les recoins
De l’inconnaissable
Tu resteras cet homme
Orphelin
Que des vies multiples
Laisseront à jamais
Un peu naufragé
Largué dans l’envie
Ridicule écueil
Dans les marées de son corps
Tu ne connaîtras jamais la femme

Écris-moi… dans les reflux de la nuit.
GILRAY
Janvier 2020